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L’imaginaire de la Beauté

Portée par la Biologie et la Philosophie, la Beauté peut inspirer l’Imaginaire à travers des contes, des nouvelles et des romans

L'eau

Chaleur

C’est un après-midi de grande chaleur comme le connaît Alexandrie. Alexandrie où tout commence et tout finit. Soleil brûlant, accablant. Soleil qui restreint les esprits et ne laisse qu’un seul objectif, se protéger de la chaleur.

Dehors, chaleur et lumière.

 

Ce matin, dans la fraîcheur du sous-sol de la bibliothèque, Théophile, comme à son habitude, était absorbé par l’étude d’un ancien papyrus quand son maître lui a murmuré à l’oreille.

- Théophile, il faut que tu viennes chez moi, dans mon tablinum[1], dès cet après-midi. Hypatie, la très illustre directrice de la très illustre bibliothèque d’Alexandrie, m’a confié un papyrus exceptionnel. Dans ce climat politique tendu, elle souhaite que nous l’étudiions discrètement.

Les propos, fébriles, présageaient de l’importance de la découverte.

 

      Comme à chaque fois que le bienfaisant vent du nord faisait défaut, Théophile avait choisi un labyrinthe de ruelles étroites.

Avant de parvenir à l’apaisante fraîcheur enfermée entre les vieux murs, il lui avait fallu, à la sortie de la bibliothèque, suivre quelques temps les grandes artères. Ombres. Quand elles n’étaient pas monopolisées par un dromadaire ruminant, Théophile avaient pu sauter de l’ombre d’un palmier à l’ombre d’un autre. L’eau. La première eau : l’eau, qui allait bientôt porter l’enchantement de sa journée, n’était encore qu’un mirage. Les encombrants dromadaires portaient sur leurs dos des outres ; elles étaient encore vides et flasques, mais l’évocation de l’eau fraîche qu’elles contiendront bientôt l’avait fait déglutir. Comme celui qui a soif et rêve qu'il boit.

Á part ces animaux, « cet après-midi », comme cela aurait été le cas pour d’autres après-midi d’un été sans vent, Théophile était le seul à affronter l’ardeur du soleil. Aucun bruit. Même les sirènes du port d'Alexandrie ne chantaient plus leurs mélodies.

Aucun bruit, pas tout à fait, de lointains claquements ne tardèrent pas à éveiller son attention. Le rythme se rapprocha, le pas cadencé d’une décurie de légionnaires, ces Goths du Danube que Théodose[2] avait incorporés par régiments entiers. Malgré la chaleur, rouges sous leur casque de cuir, ils se hâtaient. Ils croisent Théophile sans le voir. Seule la soif se lisait dans leurs yeux. Ils avaient adopté la bière égyptienne, mais à leur manière, des amphores pleines les attendaient au fond d’un puits, au frais. La bière sauvera-t-elle les  Égyptiens comme jadis elle avait sauvé les humains. Hathor devenue une lionne folle et furieuse avait éliminé toute vie humaine sur son passage. Râ, son père, lui avait fait boire de la bière aromatisée et colorée en rouge, comme du sang. Ivre, Hathor s’était endormie. L’Égypte était sauvée. La bière avait sauvé l’Égypte.

 

Hautains et dominateurs, depuis qu’ils sont chrétiens, les Grecs ont ajouté l’intolérance et le fanatisme à leurs turpitudes. Toutes les communautés sont sur leur garde. Plus que les autres, les Juifs[3] tentent de paraître invisibles.

La légion veille. Peut-être est-ce superflu, sous cette chaleur, toutes les tensions sont assoupies.

       Les odeurs âcres et fétides des canaux et du lac Maréotis s’étaient estompés dans les ruelles. Les relents d’oignons grillés dans l’huile d’olive les remplacent, s’y mêlent ceux de poisson séché, du suint de laine de mouton, des fumées des quelques marchands de faux encens, du crottin d’âne et bien d’autres signatures olfactives de ces lieux familiers.

      Le cheminement choisi par Théophile l’avait conduit à l’entrée du quartier juif.

La légion veille, mais dans ce climat d’insécurité, chaque communauté préfère assurer sa propre sécurité. Des deux policiers juifs qui étaient en faction, un seul avait réagit. Un seul avait lève un seul œil, vite refermé quand il avait reconnu Théophile.
Le jeune lettré traverse avec plaisir le quartier juif. Non seulement ses voûtes percées de petits puits de lumière génèrent un clair-obscur frais et apaisant, mais elles lui rappellent que c’est là qu’il a appris l’hébreu, en trois mois, une des nombreuses langues qu’il pratique. Reconnaissant son érudition, régulièrement ses amis Juifs l’invitaient. Kippa sur la tête et talit
[4] sur les épaules, il partageait avec eux leurs commentaires,

Le dernier « Pourquoi ?» auquel il avait participé était : « Pourquoi le roi David … ? » « Pourquoi Bethsabée … ? »

Nouvelles ruelles, nouvelle pénombre, celle donnée par des toiles tendues entre les premiers étages des habitations.

Dédale des ruelles, dédale du cerveau. Absence de concordance entre les deux dédales. Un « pourquoi » de trop et le lettré a dépassé le bon passage. La longueur à parcourir est la même, mais pas les risques.

       Nouveau quartier, celui où les paysans d’alentour viennent vendre le matin quelques fruits et légumes. Sol visqueux de débris ; avec prudence, et dégoût, Théophile doit y poser ses baxae, ces sandales que portent les intellectuels. Bien que chaque communauté s’évertue à se différencier par ses vêtements, les sandales restent une marque intercommunautaire.

Ruelles encombrées d’étals, plutôt agréables à la vue et à l’odeur, mais d’un grand risque pour une tunique immaculée. Étals à contourner. D’abord, un pied, en maudissant sa distraction. Deuxième pied, en regrettant les grandes artères, l’air y est irrespirable, mais les crottins de dromadaire et d’âne sont aisés à contourner.

Chutes. D’abord le jeune savant roule sous un étal. Une marchande y dort, directement sur la fraîcheur du sol. À moitié retroussée, elle porte cette robe des paysannes à très grandes manches et ouvertes jusqu’à la taille. Dans son sommeil, elle se tourne et entoure d’un bras un Théophile tout effarouché. Odeur de lait.

Dans le mouvement,  une mamelle aussi lourde que celle de Touëris franchit l’échancrure de la robe et se retrouve directement contre la joue du maladroit. Paralysie immédiate, respiration coupée. Nouvelle chute, tout aussi brutale, cette fois, celle de son intelligence. C’est le besoin de respirer qui rend les esprits au prude lettré

Se dégager. Soulever doucement ce bras hâlé par les travaux des champs. La tiède mamelle bouge, et une simple ouverture des lèvres suffirait à Théophile pour téter la goutte-de-lait qui perle au bout du téton. Ne pas s’émouvoir. Reposer le bras de la dame. Tenter de se lever. Articulation après articulation. Il est presque debout ; et retombe. Il vient de glisser sur des viscères de poissons abandonnés par quelque chatte. Progresser à quatre pattes. Enfin debout. Angoisse. Tunique maculée ? Non, miraculeusement, une seule tache. Certes mal placée, très mal placée. Jouer sur les plis de la tunique suffit à la dissimuler.

Autel. Mystères

C'est un après-midi de grande chaleur comme le connaît Alexandrie. Soleil brûlant, accablant. Soleil des mirages.

Soleil qui restreint les esprits et ne laisse qu’un seul objectif, se protéger de la chaleur.

Dehors, chaleur et lumière.
Dedans, fraîcheur et pénombre.

Toutes les ouvertures sont recouvertes de rideaux de roseaux que des servantes arrosent régulièrement. L’évaporation de l’eau génère un peu de cette fraîcheur tant recherchée. Ce que chaque pièce gagne en fraîcheur, elle la perd en lumière.
Pénombre est féerie. La lumière se glisse et diffracte entre les roseaux mal jointifs, puis s’éparpille en milliers de petits ronds de soleil.
La pénombre est aussi odeur, celle, suave, des roseaux mouillés, et évoquant, rafraîchissante, celle des foins sous la pluie d’été.

Féerique, odorante, et par son contraste brutal avec la chaleur extérieure, la pénombre est apaisement.

Apaisement comme celui du Champ des roseaux[5]

Pénombre. Intimité de la pénombre. Pénombre et intimité. Intimité dévoilée.

 

- Le Maître a dû s’absenter. Le Maître a dit que vous devez l'attendre. Le Maître reviendra bientôt.

Et la servante le laisse là, dans le vestibule.

De lui-même, Théophile commence à se diriger vers le tablinum, se réjouissant de pouvoir en admirer longuement tous les trésors notamment ceux de ce mystérieux petit autel domestique.

Il l’aperçoit à chaque fois qu’il vient chez son maître. Aujourd’hui, il va pouvoir profiter qu’il est seul pour le détailler. Peut-être en découvrira-t-il quelques secrets ?

Marchant lentement, Théophile anticipe ce qu’il s’attend à voir.

Un fruit, une petite poignée d’orge, quelques lentilles et certainement un peu de sel seront placés dans la coupe à offrande en granit rose. Le fruit sera-t-il une figue ? Vraisemblablement, car elle est actuellement miel et délice.

Figue, don des anciens dieux ou création de Dieu le troisième jour.

Figuier, branches de l’arbre sacré de Dionysos.

Figuier, feuilles qui ont caché la nudité d'Adam et Ève. Il était difficile d’imaginer qu’il puisse y avoir un lien entre l’utilisation qu’en fit Dionysos et celle de la Bible.

Si on laisse ce fruit trop longtemps dans la coupe, il en sort de toutes petites mouches. Certains, comme Aristote, prétendent qu’elles sont générées spontanément par la figue, d’autres qu’elles viennent de l’extérieur de la maison et que c’est la figue qui les attire. Qui a raison ? L’esprit de Théophile est une mouvance de questions toujours renouvelées. 

Le fruit, l’orge et les lentilles sont des offrandes au Lare et aux Pénates.

Le Lare protecteur de la maison est représenté par une très belle statuette en bronze, choisie par le propriétaire quand il a fait construire cette domus[6]. Théophile la fera tourner dans ses doigts pour en apprécier tout le velouté, toute l’esthétique qu’a su exprimer l’artiste.

Les Pénates de la famille sont Cybèle et Hathor. Leurs représentations, des xoana, sommairement sculptées dans des branches d'arbres sont tellement simplifiées que l’identité des deux déesses est douteuse. Ce sont les seuls souvenirs que son maître a gardés de son épouse — « Qu’elle marche en paix dans les Champs des roseaux, ou qu’elle soit à côté de Jésus dans le Royaume de Dieu. » murmure Théophile mélangeant encore un peu les lieux où reposent les âmes.

 

 

 

Cybèle est reconnaissable aux célèbres multiples rangées des tétons qui entourent le xoanon aux trois quarts de la hauteur. Sommairement gravés, les yeux quasiment aveugles sont renversés vers le haut. Le peu qui apparaît de la pupille indique qu’elle est fortement dilatée. Le sourire de béatitude confirme le caractère religieux du xoanon.

Cybèle, la très ancienne et vénérable déesse mère de l’amour et de la fécondité, est honorée dans toute l’Asie[7]. Ce xoanon avait été offert à l’épouse du maître par le Sanctuaire de Cybèle peu de temps après leur arrivée à Éphèse. Le jeune couple avait été terminé ses études dans cette prestigieuse ville universitaire.

Hathor est la cousine égyptienne de Cybèle. Toutes deux sont les déesses des grossesses désirées. Ce xoanon est curieusement un peu plus long et un peu plus fin. Tourné dans du bois vert, en séchant il a dû se déformer et a donner la forme d’une corne de la déesse vache. Quelques hiéroglyphes gravés, qu’il a aperçus précédemment, sans pouvoir les déchiffrer complètement pourraient confirmer que le xoanon est bien consacré à Hathor.

Ces deux xoana sont appuyés sur chacun des bras du Lare. Symboliquement le dieu de la maison protège les dieux de la famille, et cet appui est aussi une nécessité car les xoana sont coniques et arrondis à leurs extrémités inférieures.

Une large plume, d’aigle ou peut-être simplement de faisan, sera posée comme au hasard près du xoanon d’Hathor, elle représente le Maât, l’harmonie de l’univers, sans qui rien ne serait.

Selon un étonnant syncrétisme entre les anciennes religions et celle des Chrétiens, Théophile sait qu’il trouvera sur le bord droit de l’autel, presque en équilibre sur le vide, un évangile. Il lui avait semblé remarquer un ange[8] peint sur l’étui, Ce serait donc l’évangile selon Matthieu, le collecteur d’impôts devenu un des douze apôtres de Jésus. Théophile regarde toujours cette « Bonne nouvelle[9] » avec une pointe d’attendrissement, c’est sur ce livre qu’il a appris l’araméen, et c’est à la suite de cette lecture qu’il a rejoint les Chrétiens.

Un petit portait d’Athanase sera appuyé contre l’étui renfermant le texte sacré. Il se recueillera quelques instants devant le vénéré alexandrin père de l’Église.

Et puis, rapidement, son regard se tournera vers cet énigmatique petit tableau posé à gauche.
Peint sur une planche épaisse, il peut tenir debout sur la tranche.
Une face, celle que l’on voit en entrant dans la pièce, est peinte en blanc.
L’autre pourrait représenter un épisode de la Bible. David s’est levé de sa couche et, sans doute pour chercher la fraîcheur nocturne — comme Alexandrie, Jérusalem subit de grandes chaleurs estivales — le roi marche sur le toit de sa maison. De la manière dont est orienté le tableau, le royal regard plonge vers les xoana des deux déesses de l’autel. Quel secret cache ce tableau ? Une baigneuse, une Bethsabée, est-elle peinte dans un coin du tableau ?

Ensuite, il regardera, touchera, caressera, respirera, humera les luxueux étuis dans lesquels son Maître glisse ses plus précieux papyrus.
Tout en s’interrogeant pour savoir quel sera le premier rouleau qu’il mettra à l’épreuve de sa sensualité, le lettré commence à contourner l’impluvium pour rejoindre le tablinum. Dans les maisons romaines celui-ci se situe de l’autre côté de l’atrium, à l’opposé du vestibule, pour y accéder il faut donc contourner le compluvium, ce bassin qui recueille les eaux de pluie, quand il pleut ! Après un court instant d’hésitation, Théophile passe par la droite, car suivre sa main gauche, la sinistra, aurait pu être d’un mauvais présage.

Ces superstitions des anciennes religions l’agacent, il les trouve justes tolérables chez les vieilles femmes. Pourtant, lui, un intellectuel, un lettré, il y succombe souvent, trop souvent à son gré.

 

[1] Pièce où le maître de la domus (maison) recevait ses visiteurs, conservait ses archives, rédigeait ses écrits, gérait ses comptes. Le tablinum avait les mêmes fonctions que le bureau actuel. Si une pièce n’était pas consacrée au lare et aux pénates, l’autel familial trouvait sa place dans le tablinum.

[2] Théodose Ier, empereur romain de 379 à 395.

[3] Dans ce roman, contrairement aux règles orthographiques recommandées, mais pour tenir compte d’un contexte particulier, il m’a semblé nécessaire de mettre une majuscule à Juif, et par cohérence également à Chrétien, comme à Égyptien.

[4] Talit ou talith : Châle frangé aux quatre coins porté par les Juifs pour lire ou commenter les textes sacrés.

[5] L’équivalent du Paradis, pour les Égyptiens.

[6] Villa romaine.

[7] Dans tout ce roman « Asie » désignera, selon la dénomination géographique des Grecs, l’Asie Mineure actuelle, à laquelle était ajoutée la Thrace antique. Cette Thrace regroupait la Turquie d’Europe, certaines provinces du Sud de la Bulgarie actuelle et également certains territoires de la partie orientale de la République de Grèce.

[8] Un symbole permet d’identifier chaque évangéliste, l’ange (ou l’homme) pour Matthieu, le lion pour Marc, l’aigle pour Jean et le taureau pour Luc.

[9] Évangile = « bonne nouvelle », en grec

Eau

Il n’a fait que deux pas que son attention est attirée par un bruissement d'eau. Instinctivement, il tourne d’abord la tête vers l’impluvium. Pas une seule goutte de pluie n’est tombée sur Alexandrie depuis plusieurs mois, le bassin est vide. Ce bruit est très léger mais dans le silence de cet après-midi écrasé de soleil, il est clairement audible. Étrange bruit. En absence de son maître, toute cette partie de la villa aurait dû être vide.

Le bruit d’eau se répète, il provient de la partie gauche de l’atrium.
Devoir contourner par la gauche le bassin le fait hésiter un court instant. La curiosité, qu’il autojustifie par son statut d’intellectuel, l’emporte et le fait marcher d’un pas étonnamment rapide et léger, par la gauche, jusqu’à une chambre, un cubiculum.
Maintenant, le murmure du bruit de l’eau est accompagné de celui d’un chant très doux, assurément une voix féminine.

Deux portières de roseaux humides ferment la pièce. Un étroit écart entre deux tiges lui permet de glisser un indiscret regard.

Obscurité. Juste au milieu, sur le carrelage, une fine bande de ronds de lumière qui se chevauchent. Le jeune savant les identifie immédiatement comme la multiplication de fils de Râ quand la lumière de son ancien dieu, traverse le fin espace laissé entre les deux portières[1].

L’obscurité s’éclaircit en pénombre. Le trait de lumière central se métamorphose en baguette magique, des ocelles de soleil s’en échappent ; reflétés par le carrelage, ils s’éparpillent dans toute la pièce. Théophile admire la création divine.

Pénombre. La pénombre devient progressivement un clair-obscur, à la toute extrémité du trait de lumière, une apparition : des cheveux dénoués, des cheveux auburn. Théophile pense à une nouvelle création divine. Les cheveux ont un prolongement. Une jeune fille. Une jeune fille nue. Une jeune fille nue, assise. Théophile recule. Mais revient. Un démon sinistre le fait revenir. Il voit surtout un dos. L’apparition est de trois-quarts dos. Quelques ronds de soleil accrochent des cheveux qui ondulent au rythme de l’eau qui coule. L’eau qui coule. Ce n’est plus lui qui regarde : les yeux de Théophile sont asservis à cette eau.

L’eau. L’eau. L’eau s’écoule d’une éponge. L’éponge est tenue par une main aussi fine que celle d’Aphrodite. Par une attache déliée, la main est reliée à un bras. Le bras est relié à un buste. Une cuisse, une jambe, un pied. Tous ont une propriétaire, et cette propriétaire n’est vêtue que de ses seules sandales.

Assise devant une table de toilette, en chantonnant doucement, la divinité se rafraîchit de cette eau qui coule le long son buste.

Une main droite presse une éponge contre une épaule gauche. Une fois, plusieurs fois.
S’il pense au baptême, cette pensée n’est qu’éphémère. Théophile ne recevra l’eau de ce sacrement qu’au moment de sa mort, comme Constantin, l’empereur converti.
Cette eau est celle de son enfance, celle du Nil sacré. L’eau de la première création « C'est de l'eau que sortent les bras pour qu'ils élèvent ce dieu. ». Il boirait tout le Nil s’il ne se retenait pas.

L’odeur du roseau humide les avait occultés, mais maintenant il perçoit clairement les effluves enivrants des fleurs de troènes qui ont servi à parfumer l’eau. Les fleurs qui sont chantées dans le cantique des Cantiques.

Épousailles 

Un dos, une cuisse, une jambe, un profil, la grâce des mouvements, Théophile est déjà amoureux fou.
Il veut épouser cette jeune fille.

Des paroles de son maître lui reviennent : « Ma nièce va venir vivre avec moi ».
Ce corps merveilleux qui est devant ses yeux émerveillés ne peut appartenir qu’à la nièce du maître.

Un instant les yeux se libèrent de l’eau. Ils se posent sur les pieds. S’il osait, c’est lui qui laverait ces pieds. Il les mangerait crus. S’il pouvait, c’est allongé à plat ventre qu’il caresserait ce galbe parfait de ce divin pied. Quelle finesse ! Autour des pieds, des sandales. Elles sont curieusement semblables aux siennes, en plus fines. Ce ne sont pas des calceoli[2] mais des baxae ! La seule autre femme qu’il ait vu porter des sandales semblables est Hypatie, la très grande conservateur de la très grande bibliothèque d’Alexandrie.
Une intellectuelle ! La fougue de son amour naissant se rationalise et s’accroît de quelques degrés supplémentaires.

Il s’imagine déjà lui exposer ses brillantes recherches, lui faire admirer la pertinence de ses déductions, les mystères qu’il résout. Elle pourra l’admirer.
Cette eau qui coule sur cette épaule est déjà la toilette de sa fiancée. La même toilette qu’elle fera juste avant leurs épousailles.

 

[1] Phénomène dû à la diffraction de la lumière

[2] Sandale de femme.

Les débuts d’un savant

Pour Théophile, les filles sont des êtres tout à fait étranges, complexes, vaguement hostiles.
Sa connaissance des femmes est essentiellement livresque. Le cantique des Cantiques et différents poèmes ne lui ont apporté que bien peu de réponses.

Les traités de médecine de Méryt-Ptah, la première femme médecin, ou celui de Soranos, le brillant gynécologue d’Éphèse, lui ont juste permis d’acquérir que quelques connaissances anatomiques. Il connaît le nom des organes et leur forme, mais leur utilisation reste un grand mystère car son expérience personnelle est extrêmement réduite.

Chez les Indigènes, comme les Grecs appellent avec dédain les Égyptiens, tous les enfants se baignent nus dans les mares laissées par le retrait du Nil. Le petit Théophile avait bien vu que les filles étaient différentes de lui, elles n’avaient qu’une simple petite fente à l’endroit où chez lui, pendait un petit robinet rose.

Plus tard, comme il se livrait à son activité favorite, tracer des signes sur le limon du bord du Nil, relevant les yeux, à peine cachée par un bouquet de roseaux, à quelques mètres de lui, une jeune femme sortait de l’eau, face à lui. Une épaisse toison noire triangulaire l’avait hypnotisé. Pendant de nombreuses semaines, ses pensées en furent bouleversées, et sa paillasse souillée.

Depuis qu’il était enfant, Théophile avait une passion pour tout ce qui est écrit. Le seul texte du village était une haute stèle. Elle était destinée à un temple mais avait échoué là. Attaquée par des brigands selon les Grecs, des partisans Égyptiens selon d’autres, l’escorte avait fui et abandonné ce lourd morceau de pierre noire.
Les villageois n’avaient pas compris le texte, mais reconnaissant sur la partie supérieure des symboles divins, ils avaient placé la stèle au milieu de leur village. Elle y était restée, depuis des siècles.
Théophile en avait recopié tous les signes. Sans les comprendre. Jusqu’au jour où un vieil ermite de passage la lui avait lue, d’abord en grec.

« En ce début de règne du nouveau roi qui a succédé à son père … » 

Les deux autres textes bien que d’écritures différentes, reprenaient le même décret. L’un en hiéroglyphes, l’écriture des textes sacrés des prêtres, l’autre en démotique, la cursive simplifiée des scribes.

Le roi qui avait fait gravé ce décret était le pharaon Ptolémée[1], suivaient une liste de tous les bienfaits de ce nouveau roi comme l’effacement de dettes envers le royaume et l’amnistie de nombreux prisonniers. Pour les temples, la générosité royale s’étendait à des dons de blé et d’argent, et même une réduction des deux tiers de la taxe sur le lin. Cependant, subtilement, il soulignait la négligence de certains temples qui n’avaient pas encore payé les dits impôts.
En échange, les prêtres de Memphis devraient considérer le nouveau souverain comme un dieu et l’honorer en conséquence.
Théophile ne comprit que plus tard toute la malignité, toute grecque, de cette pieuse intention.  Les prêtres recevaient quelques lingots d’argent et boisseaux de blé, mais devaient dans chaque temple élever une statue d’or. L’objectif réel était d’appauvrir les prêtres afin de diminuer leur pouvoir. Quant aux prisonniers amnistiés, il s’agissait en grande majorité de Grecs, Ptolémée favorisait les gens de sa communauté.

L’ermite portait avec lui un rouleau où il conservait précieusement quelques chapitres de l’évangile selon Matthieu. Théophile les avait recopiés rapidement sur la glaise, mais une pluie d’orage, pourtant rare à cette période l’année, avait tout effacé. Ce pourtant éphémère contact avec Jésus s’était révélé profond.

Théophile connaissait par cœur les textes de la stèle et les avait recopiés sur tous les supports, par petits paragraphes sur les ostraca, ces coquilles d'huitres ou brisures de poterie ou d’amphore. Mais le plus souvent avec son roseau taillé, un calame, c’était directement dans le limon du Nil qu’il écrivait.

Il s’interrogeait régulièrement sur le nombre d’écrits qui pouvaient exister dans le vaste monde, des écrits comme ceux de la stèle ou ceux du papyrus de l’ermite ? Une centaine, était son évaluation du jour quand un scribe arriva dans le village.

Précédé d’une réputation à la fois de grande sévérité et de l’utilisation de méthodes originales, le scribe venait collecter les impôts pour les Romains. Les précédents percepteurs étaient des fonctionnaires grecs ; brutaux et corrompus, ils étaient devenus inefficaces. Pas assez d’impôts n’arrivaient jusqu’au gouverneur Romain d’Alexandrie[2]. Ce furent donc les quelques scribes égyptiens encore existants qui avaient été chargés de collecter les impôts pour ce qui était devenue une province romaine.

En Égypte, la fonction de scribe était depuis toujours exercée aussi bien par des hommes que par des femmes. Pour bien montrer la primauté de la fonction sur la personne, exactement la même tenue était portée par tous les scribes sans distinction de sexe : même pagne, même perruque, même maquillage des yeux, même collier indiquant le grade.

Une femme.
La poitrine nue, pectorale, légèrement tombante mais guère plus développée que celle d’un homme, ne suscita guère de commentaires. Les Égyptiennes n’ont que peu de pudeur vis-à-vis de leurs seins.
La scribe était petite, très petite. Très petite mais très autoritaire.
Tout le monde avait trouvé légitime qu’elle fasse installer une estrade au milieu de la place du village. L’estrade était aussi haute que la scribe était petite. Après avoir déclaré solennellement la collecte des impôts ouverte, elle s’était assise accroupie, comme tous les scribes, et avait demandé au premier contribuable de s’avancer. « Premier » car la digne fonctionnaire avait demandé que, dans la mesure du possible, ce soit le monsieur de la maison qui vienne devant elle. Le village fut un peu surpris, car le plus souvent ce sont les épouses qui gèrent les finances du ménage et à la dernière collecte, qui remontait à plusieurs années, c’était elles qui avaient été discuté de l’assiette et du montant des impôts. La demande d’un, ou une, scribe ne se discute pas, les hommes se présentèrent donc devant l’estrade.

Certains avaient été surpris par l’attitude des contribuables qui quittaient la place avant eux. Leurs yeux définis comme hagards avaient été mis sur le compte de difficultés légitimes à déclarer leurs revenus et leur patrimoine.
D’autres avaient entendu la scribe demander d’un ton sévère, « Mais, regardes-moi ».

La plupart avaient salué cette conception un peu spéciale de la conscience professionnelle. Quel fonctionnaire aurait cette façon de rendre moins douloureuse le prélèvement des impôts. Petite compensation pour un argent qui de toute façon quittait la poche des villageois !

De chaque côté de l’estrade, deux grands Nubiens portant chacun un bâton, étaient un avertissement suffisant pour ceux qui envisageraient des tricheries. Bien au centre, la récompense visuelle des bons contribuables.

Parmi les commentaires, Théophile avait pu entendre « ce pagne ne semble pas plus court que celui des hommes, la scribe est petite, le pagne serait même un peu plus long », « La scribe aurait-elle remonté délibérément son pagne quand elle s’asseyait, bien en vue, sur son estrade ? », « Cette toison noire largement ouverte et légèrement palpitante était-elle faite pour troubler le contribuable ? »

Les villageoises étaient partagées dans leurs jugements. Le précédent scribe était un scribe. Elles n’avaient le souvenir d’aucune vue particulière. L’une d’elles avait fait remarquer que, si comme la scribe, il était assis sur une natte, cette natte était posée par terre, et que dans ces conditions … Comme elles, elles se tenaient debout … la vue leur avait échappé.

Théophile en avait conclu qu’au moins deux femmes au monde possédaient cette toison, mais il n’avait pas été plus loin dans ses déductions. Autre chose de beaucoup plus important l’avait intéressé.
Des écrits.

La scribe écrivait. Complètement fasciné, Théophile suivait cette main. Le mouvement du calame l’envoûtait. Humblement, il avait demandé à la scribe s’il pouvait recopier tous les mots de son papyrus.

D’abord méfiante, puis surprise par la virtuosité d’un simple gardien de chèvres, la scribe avait accepté. Les lettres tracées dans le sable devant elle, l’avaient convaincue.
En trois jours, Théophile maîtrisa parfaitement l’essentiel de l’égyptien démotique utilisé par la scribe, quand d’autres mettent plusieurs années.

Il quitta ses chèvres, et ses parents, pour suivre la scribe.
D’abord il ne fut que comme aide, celui préposé à tailler ses calames.
Par contre, il ne suivit pas l’exemple de la scribe, ni celui de Matthieu son évangéliste préféré, Théophile ne devint pas collecteur d’impôts mais un jeune savant spécialiste des manuscrits difficiles à déchiffrer.

Devenu Chrétien, il troqua son nom égyptien, Chéchong, « aimé d'Amon », en son équivalent grec : Théophile, « aimé de Dieu ».

 

[1] Ptolémée V fils de Ptolémée IV et de sa sœur Arsinoé III.
À la mort d’Alexandre, les lieutenants de celui-ci se partagèrent son empire, Ptolémée 1er choisit de se retirer « au calme », à « Alexandrie près de l'Égypte ». Il fonda la dynastie des Ptolémée (ou Lagides) qui se termina avec Cléopâtre VII quand l’Égypte devint une province romaine.

[2] Dès Auguste, la collecte des impôts et taxes ne fut plus de la seule prérogative des publicains.

Noun  

Sa vue n’est rien, son esprit est tout.

L’imagination prend le relais pour suivre le périple de l'eau. L’eau. L’eau. Ses yeux voient couler l’eau de l’éponge sur cette épaule d’albâtre. Disparition. L’esprit la suit. L’eau coule, guidée par quelque dieu complaisant l’eau poursuit son cheminement. Caresse. Évitera-t-elle le sein ? Le buste se penche très légèrement, l’eau réapparue enveloppe le mamelon et est recueillie par le téton ! Et de là … Les joues de Théophile commencent à rosir. Ventre. L’eau goutte et s’étale sur le bas sur le ventre, comme la caresse d’un amant — il l’a lu dans un roman. Et puis … l’eau continue de couler, disparaît de nouveau. Nouvelle disparition, joues de plus en plus rouges.

L’eau.

L’eau. L’eau coule plus vite que son esprit. L’eau s’ajoute déjà à celle qui est sur le carrelage que l’esprit du jeune savant l’imagine encore parcourant le labyrinthe d’une noire toison.

       Les longs cheveux ondoient d’un gracieux mouvement de buste.
La main gauche gave de nouveau l'éponge de l’eau du bassin, par symétrie le buste se tourne vers la porte, vers lui.

Son esprit n’est rien, sa vue est tout. Ses yeux vitrifiés sont concentrés sur l'eau qui s’écoule de l’éponge.

Comme si elle suivait le chapelet des disques solaires, depuis l’épaule, l’eau coule le long d’un mamelon de miel.

L’eau. L’eau.
Un ocelle de lumière intensifie le contraste avec l'aréole brune. L’eau d’abord légèrement ralentie par le galbe d’un ventre disparaît impudiquement entre deux cuisses l'albâtre. L’eau. L’eau. Sa bouche est sèche. Plusieurs fois, plusieurs périples de l'eau : bassin, éponge, épaule, ventre, elle coule, coule et disparaît. Il parvient à déglutir. Ce n’est plus seulement ses yeux mais le bout de ses doigts qui sont de l’eau, de cette eau parfumée à la fleur de troène. La tête lui tourne.

Le buste tourne, imperceptiblement. Épaule, poitrine, ventre. Disparition de l’eau. L’eau, l’eau s’est perdue dans les quelques boucles noires qui viennent d’apparaître. Les boucles deviennent une petite frange. La petite frange de toison noire devient plus grande à chaque cycle. L’eau pénètre et disparaît. Son esprit n’est plus que cette eau qui coule, l’eau qui coule, pénètre et disparaît.

Théophile ne comptabilise pas. Peu importe que ce soit la troisième fois de son existence qu’une toison intime soit exposée à ses yeux.

Comme dans le Noun primordial, le temps n’existe plus, pas plus que l’espace et les formes. Le visible disparaît dans l’invisible. Le compréhensible disparaît dans l'incompréhensible. Les ronds de lumière forment la barque solaire. Poussée par l’eau du Nil, elle est pourtant maintenue immobile par le Maât, l’harmonie immuable de l’univers.
Sacralisée par son passage dans l’invisible, l’eau émerge, réapparaît. Des gouttes tombent. Des gouttes éclatent au contact de la petite flaque odorante. Comme la première création de la vie, chaque goutte fusionne avec l’eau qui est déjà sur le sol.

Brusquement, l'éponge s’arrête. L’éponge reste dans le bassin. L’éponge est immobile. Serait-ce la fin de son délicieux supplice ? Le sang lui martèle les tempes. Théophile déglutit comme celui qui a soif et rêve qu'il boit.

Devant lui, le buste.

Lentement les hanches puis les jambes se tournent. Elles sont maintenant complètement vers la lumière, vers lui.
Le buste se penche comme attiré par le pied gauche.

Une main saisit le pied et le hisse sur l’assise. Des doigts agiles délassent doucement, délicatement une des baxae. Quelques gouttelettes d'eau sont encore accrochées dans la toison brune. Brefs scintillements.

Une main saisit l’autre pied, le pose sur le siège et en commence le délaçage. Ponctuée par des cercles de soleil, la toison s'ouvre sur deux lignes, deux lèvres d'un rose éclatant. Les sandales libérées, les cuisses écartées, les lèvres s’ouvrent.

Grand bruit

C’est trop.

Un grand bruit.

Dieu, Seth, Zeus, les dieux vont le foudroyer sur place. Il rentre les épaules. Le châtiment est mérité, Théophile l’accepte.

Un coup de vent. La portière de roseaux heurte son visage, l’oblige à fermer les yeux. C’est la fin, sa fin. Un petit cri dans la cubiculum. Ses yeux se rouvrent, la pièce est vide.

Surpris d’être vivant, Théophile en déduit qu’il a rêvé, tout rêvé, et n’accorde que peu d’importance à cette flaque d’eau qu’il aperçoit, du coin de l’œil, sous une table.

Son esprit lui revient, partiellement.
Ce bruit. Ce grand bruit venait du vestibule, ce n’est que la porte d’entrée qui a claqué au vent. Le Maître vient de rentrer.

L’hallucination a disparu.

Le jeune lettré titube autour de l’atrium à la rencontre de son maître.

- Théophile, tu es écarlate. Un coup de chaleur ! « Hatchi vient m’aider ! »  La voix devient plus forte, « Hatchi, viens vite m’aider. Oui, viens comme tu es. »

Dans un demi-rêve, les yeux mi-clos, Théophile voit Hatchi accourir pieds nus. Elle est vêtue de sa seule tunique. Sans ceinture, le vêtement devrait être vague, mais mouillée par l’eau qui se trouvait sur le corps d’Hatchi, le tissu se colle impudiquement à la peau de miel.

« Couchons-le par terre sur un carrelage froid. Oui, dans ta chambre, c’est la plus fraîche. Je vais chercher un peu de vinaigre, j’en mettrai sur ton éponge. Évente-le en attendant. »

         Ses yeux sont encore fermés. Son rêve recommence. Le parfum de fleur de troène devient plus puissant, plus jasminé, et même très légèrement musqué. Totalement enivrantes, les effluves sont portés par un léger courant d’air délicieusement tiède au-dessus de son visage. Un tissu frôle son nez et son front. Alternativement, tissu ; parfum, tissu, parfum. Dans sa béatitude, il entrouvre les yeux, deux genoux encadrent symétriquement sa tête. Deux colonnes qui forment l’entrée d’un temple divin, ou celle du paradis retrouvé ? Théophile as-tu mérité le paradis ?

Du bruit. La voix du maître.

La jeune fille change de place, elle s’agenouille à côté de lui. Dans le mouvement le bas de la tunique qui servait à éventer se soulève. Flou moussu de toison brune, frôlement humide.

- Pour une future médecin, tu n’es pas très efficace, ma nièce ! Regarde, son visage est plus rouge que la crête d’un coq. Arrête de presser ton éponge, tu vois que cela ne sert à rien. Et tu prends de l’eau de cette flaque ! Mais si, il va mieux. Donne-moi cette éponge, je vais y mettre le vinaigre.

Quand, enfin il rouvre complètement les yeux, c’est son maître qui lui presse de l’eau vinaigrée sur le front.

- Ferme les yeux Théophile, si tu ne veux pas avoir du vinaigre dedans ! Tu vas mieux. Très bien, alors allons pouvoir étudier ce manuscrit. Allez, lève-toi. Appuie-toi sur moi. Hatchi, aide-moi.

Le bras ferme du maître et de l’autre côté un bras parfumé, parfumé mais également ferme. Théophile est debout. Chancelant, mais debout.

- Le paradis. J’ai séjourné au paradis. Dieu a eu la bonté de guider mes hallucinations pour me laisser entrevoir le paradis.

- Par Aton ! Tu as peut-être eu une extase divinatoire, Théophile, mais tu as surtout eu un bon coup de chaleur ! Tu étais cramoisi. Sans l’aide d’Hatchi, tu serais resté au paradis, éternellement. Théophile, je te présente Hatchi, ma nièce, son prénom est Hatchepsout en souvenir de la grande pharaonne, mais nous la surnommons Hatchi. Elle va continuer ses études de médecine à Alexandrie. Elle est dans la villa depuis quelques jours. Pardonnes-lui, elle est très timide. Voici une bonne occasion de te la présenter, n’est-ce pas Hatchi ?

La jeune femme sourit car en baissant les yeux, elle voit, dans un pli, que la tunique de Théophile est souillée. Était-ce seulement la tache qu’il s’était faite lors de sa chute sous l’étal de la paysanne ? Le diagnostic d’Hatchi est autre.

Le sourire angélique est interprété comme la preuve d’une grande modestie par l’oncle, comme par Théophile.

Les présentations faites, le Maître ne tarit pas d’éloges sur Théophile, sur le nombre de langues qu’il parle, lit, et mieux, toutes les écritures qu’il déchiffre.

- Arrête de trembler, tu es bien vivant Théophile. Le paradis sera pour plus tard. Maintenant au travail, meilleur de mes disciples !

- Mon oncle, pourrais-je, emprunter le xoanon de Cybèle. Je voudrais l’utiliser ce soir.

- Bien sûr mon enfant, je suis heureux que tu honores la mémoire de ta tante. »

            La vénération religieuse avec laquelle la nièce prend le xoanon trouble le jeune lettré. Surtout, qu’une fois dans sa main, Hatchi complète son respect envers la petite statue en y ajoutant de délicates caresses. Il lui semble retrouver la même sensualité avec laquelle lui-même caresse les étuis de papyrus.

- Par Cybèle, le pieux souvenir de ma tante me pénétrera. Ô déesse des déesses. Celle qui emplit le sanctuaire de Joie. Ô toi, tous mes plaisirs ! Ô toi, tous mes devoirs ! Les ombres qui flottent au loin dans l'espace, protégées contre le néant par la puissance du souvenir, me pénétreront d’une grâce sacrée. »

Très ému par la piété familiale de sa nièce, le maître se tourne pudiquement et commence à s’avancer vers son tablinum. Il n’entend pas ce que Hatchi ajoute à l’attention de Théophile :

« Quand j’utiliserais ce xoanon, les pensées qui m’envahiront auront un autre pour destination. »

Un instant paralysé, mais même avec sa tête embrumée, Théophile comprend que cet autre c’est lui. Son cœur frémit, son visage recommence à s’empourprer, mais il n’a pas le temps de réagir. Un murmure à son oreille, la voix d’un ange poursuit.

« Ne dis rien Théophile. Écoute seulement. Voici mon diagnostic, tu n’as pas eu d'hallucinations, la souillure sur ta tunique en est la preuve. Voici ma prescription : tu dois taire ce que tu as vu. J’ajoute : je t’observe depuis que je suis arrivée chez mon oncle, et tu me plais beaucoup. »

À peine Théophile a-t-il eu le temps de tourner la tête que la belle future médecin a déjà disparu vers sa chambre.

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