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L’imaginaire de la Beauté

Portée par la Biologie et la Philosophie, la Beauté peut inspirer l’Imaginaire à travers des contes, des nouvelles et des romans

Artémiseîon des paysans

L’âne 

          Sur le bât d’un âne qu’il tient par la bride, un maigre sac de voyage, les étuis destinés à accueillir les précieux parchemins, et un petit panier.

         Des légionnaires goths de Théodose, les mêmes que ceux d’Alexandrie, en gardent l’entrée, comme ils gardent tous les monuments d’Éphèse. Il y a plus d’un siècle, les Goths avaient déployé toute une flotte devant l’estuaire du Caystre[1], pillé la ville et brûlé la fameuse bibliothèque offerte par Celsus à la ville d’Éphèse. Et maintenant, retournement de l’histoire, leurs descendants protègent la nouvelle bibliothèque.

         

Les livres ! Les papyrus ou les parchemins, les papyrus roulés en volumens, les parchemins reliés en codex[2], qu’ils transcrivent la beauté ou l’ignoble, la poésie ou les mathématiques, tous, vaniteux ou non, tous dans tout l’Empire subissent des autodafés, plus ou moins spontanés. Déjà du temps de ce Paul de Tarse ….

Quand on commence à brûler des livres, on brûle bientôt des hommes, et surtout des femmes !

      Cette idée de brûler des livres lui glace le sang. Et à la réflexion, son sang se glace également à l’idée de brûler des femmes ou des hommes.

        Des livres !

        Ce papyrus exceptionnel confié à son maître par Hypatie, la très illustre directrice de la très illustre bibliothèque d’Alexandrie, Théophile était parti pour Éphèse avant d’avoir fini de l’étudier. Un chapitre portait sur la vie sociale et religieuse à Sodome et Gomorrhe, mais ni lui ni son maître n’avaient encore relevé d’indices sur le « péché énorme » commis par les gens de ces cités. Certains passages, ceux qu’ils avaient pu déchiffrer, laissaient juste supposer que c’étaient les femmes de ces cités qui en étaient à l’origine.

          Des livres.

          Les livres trompeurs de la bibliothèque d’Éphèse doivent être brûlés, mais ils doivent d’abord être triés. C’est un ordre impérial.

         Tellement de hauts personnages sont passés par Éphèse ! Un Cicéron, une Cléopâtre, un Antoine, plusieurs Arsinoé dont une a été assassinée dans l’enceinte sacrée du temple ; des secrets d’État vont-ils être révélés ?

        Cet Héraclite en qui certains Pères de l’Église voient l’annonce d’une mystique préchristique, a-t-il laissé d’autres fragments de ses œuvres ? Marie, la mère du Christ est venue finir ses jours ici, à Éphèse, accompagnée de Jean et de Madeleine ; des actes édifiants de leurs saintes vies ont-ils été consignés sur quelques parchemins ?

         Paul, Paul de Tarse, aussi est venu à Éphèse, mais de lui, les épîtres sont déjà suffisamment connues ! Et n’est-ce pas lui qui a déjà fait brûler des livres pour une valeur estimée à cinquante mille pièces d'argent[3] ?

         La doctrine et les œuvres de ce Nicolaïtes, celui qui se prétendait Seigneur et Maître de la Création[4], vont-elle être dévoilées.

         Les yeux des censeurs vont-ils être souillés par la lecture des vers du scandaleux Hipponax ?

        Mais surtout, vont-ils découvrir des rapports du grammateus[5] sur le pèlerinage d’Aelia Flacilla, la très catholique épouse de l’empereur Théodose ? Il semble que ce pèlerinage ait provoqué plus tard la colère de cet empereur de l’intolérance.

       Une visite studieuse de la bibliothèque faisait partie des projets caressés par Théophile.

L’approche le bâtiment avait anticipé son plaisir. Presque sensuellement, il découvrira les précieux ouvrages, ceux qui ont été sauvegardé par les Ephésiens. Demain ! L’évaluation de ces manuscrits des prêtresses ne prendra que peu de temps à un expert comme lui. Il ira demain matin, dès le lever du soleil. Vitruve, le génial architecte, n’a-t-il pas orienté la salle de lecture de façon à ce qu’elle soit baignée de la lumière du matin, la plus favorable à la lecture ?

       Ses projets ne dure que jusqu’au pignon du bâtiment.

Les faces patibulaires des Goths qui en gardent l’entrée font tristement retomber tous ses desseins.

       Jadis, bruissante des discussions entre des lettrés venus du monde entier, l’esplanade de la façade était déserte. Les légionnaires Goths ressentaient-ils la solennité de cette cathédrale du savoir ? Ils avaient le dos collé aux portes, parfaitement immobile et silencieux, comme les autres statues de la façade.

       Les quatre statues d’origine, la fortune, la sagesse, la science et la vertu ; Théophile les avaient facilement reconnu d’après les descriptions et les dessins consultés à la bibliothèque d’Alexandrie.
Que reste-t-il de ces symboles dont les couleurs s’écaillent ? Signe des temps, deux statues ont été mutilées.
La fortune est aléatoire. La sagesse n’est-elle pas la mère de la tolérance et de la miséricorde ? La science, devenue suspecte a été décapitée. La vertu est celle imposée par le vainqueur.

D’ailleurs, ce n’est pas exactement la vertu qui est représentée sur ce fronton, mais Arété, la muse de la perfection en toute chose ; mais la perfection n’est-elle pas subjective, encore plus que la vertu ?

         Un mouvement.

         Sur une place vide le moindre mouvement, même latéral, ai immédiatement perçu. D’une main, une femme remplit sa cruche à la petite fontaine située près des escaliers. Au passage de l’équipage de l’âne porteur d’étuis, elle a d’abord discrètement tourné la tête, puis regardé fixement Théophile un court instant avant de faire disparaître son visage derrière sa palla, un grand châle qui descend plus bas que la taille et porté par-dessus la tunique. Théophile avait remarqué qu’elle tenait son autre main en arrière comme quelqu’un qui souffre du dos.

        Ses baxae font de Théophile un suspect. Le nouveau pouvoir n’aime pas les intellectuels.
La même question se répétait à chaque patrouille :   

- Que transportez-vous sur votre âne ?

- De la paille.

          Immanquablement, le rictus aux lèvres, un légionnaire avait vérifié si ces étuis ne contenaient pas de livres.

          Déçu, à chaque fois, il aboyait :  

- De la paille ! Êtes-vous certain que vous ne transportez que de la paille ?

- Je dois vous avouer, Légionnaire, que j’ai mélangé un peu de foin bien sec à la paille, c’est un régime spécial pour mon âne.

- Circulez.

 

        Théophile se garde bien d’ajouter que c’était sur les conseils de son maître car on lui aurait demandé « quel Maître ? En quoi est-il un maître ? », Etc. Le regard et le front bas des légionnaires ne l’incite pas non plus à préciser que c’était juste pour parfumer le cuir. Il laisse ses interlocuteurs penser, « penser » étant tout relatif, qu’un âne aussi précieux doit recevoir du foin paillé et que cette pitance devait être transportée dans des étuis en cuir. Il est vrai que cet âne, il l’a certainement payé deux fois sa valeur à un très aimable marchand du port.

        L’ânier avait justifié le prix par le choix d’un animal à la marche lente et confortable, l’âne fringant vers lequel c’était d’abord porté le choix du jeune savant, aurait été plus rapide, mais l’aurait brinquebalé tout au long du parcours.

- Vous avez de la chance, Professeur, c’est le dernier âne paisible qui me restait.

       Quand Théophile s’était enquis auprès de l’ânier du meilleur itinéraire pour se rendre à l’Artémiseîon, la réponse avait été simple :

- Il vous suffira, Professeur, — Théophile n’avait pas demandé pourquoi il était gratifié du titre de professeur, ses sandales et tous ces étuis constituaient des indices suffisants. — de vous laissez guider par l’âne. Il vous y conduira. Il n’y a plus beaucoup de pèlerins par ici, mais il n’a pas oublié le chemin.

- Des pèlerins ?

- Notre bienveillante Cybèle, depuis la nuit des temps, a rendu la fécondité à quantité de couples. Tenez Professeur, il y a seulement quelques années, à cette saison, le port grouillait de monde, surtout des pèlerins. Tous mes ânes étaient loués. Maintenant, je les vends.

- L’Artémiseîon n’existe plus !

- Si vous voulez parler de la quatrième merveille du monde, elle existe encore, mais l’Empereur Théodose[6] l’a fait fermer, ainsi que tous les bâtiments qui ne sont pas consacrés à la nouvelle religion. Et dépêchez-vous, j’ai entendu parler de démolition.

- Que sont devenues les prêtresses de l’Artémiseîon ?

- Je ne sais pas. Personne ne le sait. — En baissant la voix, l’ânier avait ajouté — Encore une chose, Professeur, en suivant mon âne, je veux dire votre âne, vous allez rencontrer une grande croix à un carrefour. Arrêtez-vous et signez-vous. Tout le monde doit vous voir vous signer. Il y avait là une statue de Cybèle, ou si vous voulez Artémis comme l’ont rebaptisé les Grecs, elle marquait ce carrefour, un archonte zélé, un certain Déméas, l’a fait abattre et remplacer par une croix. Vous savez vous signer[7] ?

- Oui, et je me signe toujours devant une croix, je suis Chrétien.

- Vous êtes Chrétien, vous, Professeur ! Et vous allez à l’Artémiseîon ! Il est vrai que jadis tout le monde était accueilli par notre bonne Cybèle, quelle que soit sa religion. Euh ! Ne répétez pas ce que je viens de vous dire.

- N’ayez crainte. L’amour de Jésus ne nous remplit-il pas tous de joie ?

- Pas vraiment tous ! Voilà, votre âne est bâté, Professeur. Vos affaires sont bien attachées, y compris vos beaux étuis en cuir. Là, vous avez le petit panier avec la pelle et la balayette. Avec tous ces événements, l’habitude c’est un peu perdu, mais « avant », chacun ramassait le crottin de son âne. Pour vider votre crottin, c’est simple. Vous trouverez tous le long des voies des grands paniers prévus à cet effet. Ne vous inquiétez pas, cet âne en connaît tous les emplacements. Il s’arrêtera, fera ce qu’il a à faire, vous n’aurez plus qu’à ramasser avec la pelle et la balayette et mettre directement le crottin dans le grand panier. C’est encore plus simple.

Bonne chance, Professeur. Et, pour l’Artémiseîon, je ne vous ai rien dit. »

 

          En se signant devant la croix, le regard de Théophile avait pu lire l’inscription gravée à sa base : « Déméas, après avoir abattu l'image trompeuse du démon Artémis, a élevé ce signe de vérité. Il a honoré Dieu, qui chasse les idoles, et la Croix, le symbole victorieux immortel du Christ. »

         Il s’était demandé si ce Déméas n’était pas un oublié de la joie de Jésus.
De l’autre côté du socle, des ouvriers s’efforçaient d’effacer une inscription énigmatique, en lydien, qu’une main rebelle avait tracée hâtivement au charbon de bois : « Quand la Beauté disparaîtra, le monde s’écroulera. ».

        Plus loin, un groupe de trois légionnaires Goth l’avait de nouveau arrêté. Précédant une question sur la paille et le foin, il leur avait demandé s’ils étaient tous les trois le même rang ? Comme ils étaient de trois grades différents, il s’était approché et leur avait dit avec impertinence :

- Je vous bénis tous les trois, au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit.

        Plus Théophile, guidé par son âne, se rapprochait de l’Artémiseîon plus les gardes s’étaient montrés nerveux, et plus les réponses de Théophile étaient devenues ésotériques.  

- Où allez-vous ?

- Je sais d'où je suis venu et où je vais, mais vous, vous ne savez pas d'où je viens ni où je vais. Vous jugez selon la chair ; moi, je ne juge personne.[8]

         Et devant les légionnaires médusés, il avait ajouté :

- Je vous donne un nouveau commandement, aimez-vous les uns les autres.[9]

         Un décurion qui avait vaguement reconnu des paroles sacrées, avait lâché un :

- Aller, circuler.

        Dans cette atmosphère oppressante, plus encore que celle d’Alexandrie, que pouvait voir Théophile de la splendeur d’Éphèse ?

        Eh quoi ! Elle est assise solitaire, cette ville si peuplée ! Elle est semblable à une veuve ! Grande entre les nations, souveraine parmi les états. Elle est réduite à la servitude !
Elle pleure durant la nuit, et ses joues sont couvertes de larmes. De tous ceux qui l'aimaient nul ne la console. Tous ses amis lui sont devenus infidèles, ils sont devenus ses ennemis.

         

        Lui et son âne ou plutôt son âne et lui, avaient parcouru la Voie sacrée avec la lenteur respectueuse qu’il convient à une voie menant jusqu’à la quintessence des splendeurs : l’Artémiseîon.

        Côté nord de la voie : le foisonnement d’ex-voto témoigne de la satisfaction des pèlerins. Pendant plus d’un millénaire, ils sont venus à l’Artémiseîon prier Cybèle de leur accorder la fécondité.
Brusquement, l’âne s’arrête. Á l’odeur, Théophile ne pas tarde à en comprendre la raison. L’âne a ses habitudes, un grand panier à crottin est juste à côté d’eux. Après avoir, maladroitement, fait les opérations nécessaires pour laisser la voie d’Éphèse suffisamment propre, Théophile lève les yeux. Il est juste au pied d’une statue[10]. Jean Chrysostome était passé avant lui, la statue avait été décapitée, mais il persistait dans son maintien, dans son allure, une impression de majesté, de grâce, de dignité. Cette femme, car c’était la statue d’une femme, avait dû inspirer une grande confiance à tous ceux qui avaient eu la chance de se trouver en face d’elle.

         L’inscription avait été martelée. De son nom, il ne restait de bien visible que la première et la dernière lettre : un ├, le Hêta du grec archaïque. Bien que la tête de la couleuvre ait été brisée, d’après le bâton d'Esculape, cette dame avait été médecin.

        Côté sud de la voie : des boutiques qui en toute saison devaient déborder de poissons, légumes, miel, et aromates, il ne reste que des boutiques abandonnées ou saccagées.

Aux harangues des marchandes effrontées avait succédé le silence, juste parfois interrompu par le pas cadencé des Goths à la figure aussi rubiconde que ceux d’Alexandrie. Trouveront-ils eux aussi leur bière fraîche au bout de leur ronde ?

         Quelques chiens y cherchent encore, par habitude, dans d’anciens déchets, une maigre pitance.

         Quelques vieilles Éphésiennes, dignes dans leur courte tunique portée sur de longs chitons frôlant le sol et presque transparents, rappellent la foule bigarrée d’un passé pas si lointain.

Les couleurs et motifs raffinés qui devaient fleurir sur leurs vêtements sont délavées. Même s’ils semblent avoir été soigneusement raccommodés, les ajours, rubans et nœuds s’effilochent.

Ultime coquetterie : elles bravent du regard tous les soldats qu’elles croisent.    

        

        Comme toute la cité, l’Artémiseîon a été saccagé par une foule conduite par Jean Chrysostome, une de ces foules qui menées par une funeste bouche « d’or[11] » perdent toute humanité. Une de ces foules bestiales dénoncées et craintes par Héraclite[12]. Le sage d’Éphèse imaginait-il cette dévastation quand il jouait aux osselets avec des enfants sur les marches de ce temple qu’il avait autant critiqué qu’aimé ?

 

 

[1] Éphèse était établi à l’embouchure du Caystre, l’actuel Küçük Menderes (Turquie)

[2] Manuscrit consistant en un assemblage de feuilles de parchemin, de forme semblable à nos livres actuels. http://www.cnrtl.fr
Le parchemin, fabriqué à partir de peau animale notamment de veau, provenait de Pergame, d’où le nom de Pargaminière pour désigner la rue de Toulouse (France) où était pratiqué l’art du parchemin

Le papyrus, fabriqué à partir d’un roseau (Cyperus Papyrus) provenait d’Égypte, mais c’était Byblos (Phénicie) qui en avait le quasi monopole du commerce. Byblos aurait donné au français : bibliothèque et bible.

[3] Actes 19.19

[4] Apocalypse 2.6

[5] Magistrat municipal dont une des fonctions est d’assurer la sécurité de la ville.

[6] Le christianisme devient religion d’état sous Théodose Ier (empereur romain de 379 à 395).

[7] La pratique du signe est attestée à partir du IIIe siècle.

[8] Jean 8.14.-15.

[9] Jean 13.34

[10] Cette statue mutilée est encore visible à Éphèse sur la voie des Courètes, la voie qui conduisait à l’Artémiseîon.

[11] Chrysostome = bouche d’or, en grec.

[12] Héraclite d’Éphèse est considéré comme un philosophe présocratique.

L’Artémiseîon

        

Artémiseîon est en face de Théophile.

         Même si les livres l’ont parfaitement instruit de son architecture, la majesté qui émane de ce gigantesque temple le fige sur place.

        Comme il connaît la bibliothèque de Celsus, le temple de Cybèle, devenu celui d’Artémis, n’a aucun secret pour lui. Le premier temple aurait été fondé par des Amazones. Les Grecs ont tellement fantasmé sur ces guerrières qu’il est difficile, même à Théophile, de savoir si elle existe ou si elles ne sont que le fruit de l’imagination des poètes, ou des politiciens.

        L’avenir proche lui donnera la réponse.

         Le plan du temple actuel fut établi par les architectes de Crésus, deux Crétois, le père et le fils.

Le roi de Lydie estima que s’il avait pu libérer Éphèse du joug grec, c’est à Cybèle qu’il le devait. La déesse-mère de toute l’Asie méritait bien qu’un roi aussi riche construise un temple à la hauteur de sa majesté, et tout en marbre.

Dans une région où les dieux sont si chahuteurs, le premier souci des architectes s’était porté sur les soubassements. La plasticité de l’argile d’un marécage pouvait absorber quelques légers tremblements de terre ; mais anticipant sur le caractère particulièrement turbulent des dieux en cet endroit du monde, ils avaient sagement ajouté sur toute la surface du terrain des sacs de peau remplis de charbon de bois.

Ces précautions prises, ils pouvaient disposer d’une surface suffisante pour construire un temple de cent quinze mètres de long sur cinquante cinq de large soit, presque, deux carrés accolés.

Huit doubles colonnes monolithiques surmontées d’un fronton triangulaire. Théophile est au milieu d’une symétrie parfaite.

Ce que n’ont pu détruire les dieux, les hommes le peuvent, ils sont en train de le faire.

       Théophile se hâte.

       La voici. C’est elle. Elle est là, devant lui, au fond du temple et pourtant grande. Elle n’a pas encore été abattue. Elle est dans une demi-pénombre, mais offerte aux yeux de Théophile comme elle le fut à tous ses dévots depuis la nuit des temps. Elle est là, celle qui veille sur tous les Éphésiens de toutes les croyances, la sublime déesse de la fécondité : Cybèle.

Premières marques de l’intolérance de Théodose, ses avant-bras ont été arrachés, il n’en reste que des moignons. Ils devaient être ouverts en signe de paix et d’infinie bienveillance.

        Sa statue, bien qu’aussi haute que les colonnes du temple, est remarquablement semblable au xoanon posé sur l’autel domestique du maître de Théophile, à Alexandrie.

Les amputations en renforcent la similitude. Hormis la précision des détails, la plus grande différence est le sourire : il n’exprime pas la béatitude du xoanon mais un regard serein, aimable, universel.

Les mêmes multiples rangés de tétons fleurissent depuis les pectoraux jusqu’à la ceinture. Mais sont-ce vraiment des tétons ?

Les xoana de Cybèle sont-ils des représentations à l’échelle humaine de cette statue, ou le contraire ? La statue de l’Artémiseîon n’est-elle pas l’agrandissement d’un xoanon ?

Voilà les interrogations qui viennent à l’esprit toujours en éveil de Théophile. Il les ajoute à tous les autres mystères à résoudre.

      

       Sous la garde sourcilleuse des légionnaires, des ouvriers commencent à démonter tout ce qui pour être récupéré et notamment les colonnes[1]. Elles serviront à rebâtir des églises dans tout l’Empire[2]. Ensuite, le temple servira de carrière de pierre.

        Déjà du temple d’Hadrien il ne reste que le fronton d’entrée, le reste a été rasé et les fresques de marbre passées au four à chaux.

Ce temple à l’ancien empereur exprimait la gratitude des Éphésiens envers un pouvoir qui lui avait accordé la libertas. Le symbole est clair : Hadrien avait donné la liberté, Théodose veut la détruire.

L’intolérance de ces actes choque le Chrétien qu’est Théophile. En regardant le cœur serré les ouvriers faire leur funeste travail, il murmure « Ils détruisent l’Artémiseîon, sauraient-ils le rebâtir en trois jours ?[3] »

        Pour couper court aux regards suspicieux des gardiens, Théophile s’est éloigné un peu de l’Artémiseîon, mais son esprit s’est déjà dissipé. Il est ailleurs, il est en Égypte. Cet âne à côté de lui, pourrait être un de ceux que lui a promis son maître. Ces étuis, vides aujourd’hui, seraient pleins de volumens et de codex. Il s’imagine revenu à Alexandrie et accompagnant la jeune médecin itinérante Hatchepsout. Ils auraient été ensemble chez le scribe.

           Le visage du jeune savant s’empourpre ; le souvenir de l’eau qui coulait le long du corps aimé est une caresse de son âme. Cette vision a-t-elle été induite par cette eau qui, au loin, coule d’une amphore à une anse dans les gobelets de légionnaires en garde devant l’Artémiseîon ?

La femme qui incline l’amphore souffre du dos, n’est-elle pas la même que celle qui remplissait cette même amphore à la fontaine de la bibliothèque ?

 

[1] Selon les historiens,Selon les historiens, la destruction du temple d’Artémis commença en 263 par le fait des Goths et s’acheva en 402 par celui des fils de Théodose 1er. Le démantèlement final sera effectué par Justinien environ cent cinquante ans plus tard.
Un roman a l'avantage de pouvoir permettre les anachronismes..

[2] Les plus belles colonnes seront utilisées pour construire Sainte-Sophie de Constantinople, actuel Istanbul (Turquie).

[3] Allusion aux faux témoignages contre Jésus pendant la Passion du Christ (Matthieu, Jean et Marc)

 
Madame Asinius

         Tout à ses rêveries et questions, Théophile n’a pas entendu le trottinement d’un âne, il ne l’a pas vu non plus s’arrêter juste à côté du sien. Une femme est assise dessus. Assise, mais en situation précaire, l’arrêt brutal de sa monture finit de la déséquilibrer. Elle tombe sur Théophile. Une lourde mamelle vient rencontrer sa joue puis glisser sur ses lèvres.

- Pardonnez-moi Monsieur, je n’ai pas l’habitude de monter ainsi sur un âne, et pourtant ! Je me comprends ! Je voulais seulement le louer, j’ai dû l’acheter. Il m’a amené ici sans souffler ; en me brinquebalant de droite et de gauche.

         Théophile aurait pu rendre hommage au conseil de l’ânier qui lui avait évité les chahuts de l’âne fringant de son premier choix, mais son esprit est entièrement absorbé par ce récent contact mammaire. Plus exactement, le peu qui reste de son esprit.

« Regardez-moi, je suis toute défaite. »

         Tout en parlant, la dame réajuste chiton et tunique pour, finalement, dans un petit gloussement, dissimuler son sein, celui dont la tiédeur vient de faire chuter vertigineusement l’intelligence de Théophile ; comme elle avait déjà chuté sous la tiédeur d’une autre mamelle, celle d’une marchande de légumes d’Alexandrie et, souvenir merveilleux, à la simple vue des divins seins de son Hatchi vénérée. Le prude lettré progresse néanmoins dans son apprentissage, la mamelle qui chut de l’âne fringant, ne lui fait choir que la voix.

- Venez-vous aussi pour le pèlerinage ?

- …

- Moi, c’est la deuxième fois que je viens. La première fois, Monsieur Asinius était resté à Éphèse pendant toute la liturgie. Trois mois. Il avait rencontré une parente à lui, une nièce, qui travaillait dans le miel, d’après ce que j’ai compris. Le monde est petit, n’est-ce pas Monsieur. Une jeune personne très pieuse.

Cybèle s’est montrée très généreuse, Monsieur Asinius et moi avons eu la joie d’une naissance neuf mois plus tard. Un beau garçon, mais nous voudrions aussi une fille.
Monsieur Asinius s’est aussi montré très généreux avec l’Artémiseîon. Nous voulions envoyer un ex-voto : une belle plaque avec notre rhyton fétiche de gravé dessus. Mais il ne restait plus de place sur la Voie sacrée, ou alors tout en bas au ras de la chaussée. Personne ne l’aurait vu.

Je me demande s’il va nous arriver la même aventure que la dernière fois, à Monsieur Asinius et à moi ? C’était à la fin du pèlerinage. Des étudiants nous ont embarqués dans un de leurs chahuts. Au début c’était un peu contre notre gré, et finalement nous nous sommes beaucoup amusés, Monsieur Asinius et moi. Je n’ai pas pu m’asseoir pendant une semaine, mais ça nous a fait des souvenirs.
Chez nous, après une libation, certains soirs, nous nous les racontons. Nous passons une bonne soirée. Nos souvenirs ne sont pas les mêmes, forcément !
Il y avait un étudiant qui s’était peint en bleu, pas entièrement, bien sûr ! Vous vous rendez compte, Monsieur, en bleu ! Remarquez qu’il était charmant, mais bleu !
Cette fois, Monsieur Asinius a repris le bateau, il continue vers Milet, pour ses affaires. Il reviendra dans trois mois.

 

Monsieur Asinius est mon époux, nous avons un commerce à Pupput[1]. Vous ne connaissez pas ?

- …

- C’est pourtant une colonie romaine.

- …

- C’est à la demande de Salvius Julianus, citoyen de Pupput reconnu pour son érudition, que notre cité fut élevée au rang de colonie romaine par l'Empereur Commode.
Je vois qu’à part vos étuis, c’est comme moi, vous n’avez pas beaucoup de bagages.
Le strict nécessaire. À l’Artémiseîon tout est compris, tout est fourni, matériel et services.
J’aurais voulu prendre une de nos coupes en verre, les irisations sont d’une beauté ! Mais Monsieur Asinius m’a dit que je risquais de le casser pendant le voyage. C’est vrai. Monsieur Asinius a souvent raison.

Je lui ai alors demandé de prendre une petite coupe d’argent sur pied. Nous en vendons de très belles ! Monsieur Asinius m’a dit que je ne devrais pas me charger d’un objet aussi précieux, et qu’à l’Artémiseîon, je pourrais disposer de coupes aussi belles. Il a ajouté que de toute façon, même si je réussissais à en vanter toutes les qualités, les prêtresses ne viendront jamais jusqu’à Pupput pour en acheter.

J’ai quand même pris une patère, une patère que nous utilisons pour les libations. Regarder la finesse des ciselures. »

     La petite coupe touche presque le nez de Théophile. Il a fallu que Madame Asinius arrive à cette distance pour que le lettré effarouché feigne d’admirer le chef d’œuvre de Pupput. Théophile aspire un peu d’air comme s’il respirait l’odeur de l’argent, en réalité, il savoure ce petit oasis de silence dans le flux des paroles. La patère disparue dans de mystérieux plis de ses vêtements, satisfaite, l’heureuse commerçante de Pupput reprend de plus belle :

 « Bien sûr, c’est une petite cité de province, mais notre boutique est la plus grande de Pupput.
 

Nous vendons tout ce qu’il faut pour les banquets. Nous avons de magnifiques cratères pour diluer le vin, tous les types de vases à boire. Mais celui nous sommes les plus fiers, ce sont nos rhytons. Si vous passez par Pupput, nous aurons le plaisir, Monsieur Asinius et moi, de vous les montrer, nous les avons tous, depuis la corne à boire la plus simple. Simple, Monsieur, et facile d’utilisation, quand vous voulez boire en gobelet, le doigt vient naturellement fermer l’extrémité inférieure. Si vous voulez boire à la régalade, vous relâcher votre doigt et le jet caresse votre gosier. Monsieur Asinius a mis au point une embouchure qui fait délicatement mousser le vin ; bien entendu, ces rhytons sont plus chers. »

      Madame Asinius accompagne ses paroles de gestes et boit un invisible vin, il doit être excellent car une satisfaction gourmande se lit sur son visage

« Mais ce dont nous sommes le plus fier Monsieur Asinius et moi, c’est un magnifique rhyton à tête d’âne que nous faisons fabriquer pour nous à Capua[2].

C’est notre rhyton fétiche. Vous avez compris pourquoi, Monsieur ! Asinius, c’est ... l’âne[3] !

- … ?

- Et pourtant, Monsieur, sur cet âne qui m’a mené jusqu’ici, j’ai failli perdre l’équilibre. Sachez qu’avec Monsieur Asinius cela ne se produit jamais, ni dans un sens ni dans l’autre. »

         Présentations commerciales et confidences faites, Madame Asinius, réalise qu’ils ne sont que tous les deux au milieu de l’esplanade de l’Artémiseîon, juste avec leurs ânes. Sans doute pour rompre l’oppressant de la situation, elle continue ses confidences.

« Avec Monsieur Asinius, nous nous entendons parfaitement, à tout point de vue. De l’âne, Monsieur Asinius en a aussi certaines aptitudes, qui me satisfont complètement. Je serai une ingrate de m’en plaindre »

         Gloussements.

« Mais hélas, Monsieur, nous ne pouvons avoir d’héritiers qu’en venant en pèlerinage ici. Je me dis souvent que ça vient de Monsieur Asinius, et que je devrais essayer avec un autre. Mais vous savez, dans ces petites villes de province, tout se sait très vite, cela ne serait pas bon pour le commerce. Et puis, au Voluptariaseîon, on est cajolé …. »

         Le sourire béat et les yeux à moitié fermés sont des superlatifs manifestes des paroles de Madame Asinius. Sourire vite éteint, devant la vacuité de l’esplanade.

« Nous ne sommes pas nombreux. Il est vrai que la grande saison du pèlerinage commence plus tard. C’est aussi le début de la saison des banquets. Impossible pour nous de fermer notre commerce quand commence la période des banquets. Vous ai-je dit, Monsieur, que nous ne vendons pas que des patères, mais aussi un grand choix de plateaux pour libations. Des petits, des grands pour tous les budgets. Quand vous versez quelques gouttes de vin avant de le diluer dans le cratère, vos dieux seront très honorés si vous les versez sur un de nos plateaux. Nous en avons en bois, simple pin ou bois précieux, en céramique, et en argent, tous finement décorés. Les plus beaux viennent d’Éphèse. Mais vous me direz, pourquoi venir à Pupput pour acheter un plateau qui vient d’ici ? »

        Noyé sous ce flot de paroles et encore dans les nuages du souvenir sur sa joue du doux contact de la mamelle de Madame Asinius, Théophile reste muet.

       La pèlerine allait sans doute continuer à vanter les marchandises de sa boutique quand la femme qui, il y a quelques minutes, servait de l’eau aux légionnaires s’approche d’eux.

      Tout en faisant le geste de leur proposer de l’eau de sa cruche, elle demande :

- Êtes-vous des pèlerins ?

       Théophile reconnaît maintenant parfaitement la femme qui, une main dans le dos, remplissait sa cruche à fontaine devant la bibliothèque de Celsus.

- Oui, et non.

       C’est Théophile qui, enfin sorti de sa torpeur, a répondu. À l’inverse, cette arrivée inopinée a rendu Madame Asinius muette.

       Pourtant brève, cette réponse semble satisfaire la dame à la palla.

- Ne restez pas là, vous allez vous faire remarquer par les Goths. Venez. Si quelqu’un nous surveille, il pensera que je vous ai offert de l’eau puis de vous héberger.

        Ils la suivent. Les ânes ne se font pas prier, ils ont aperçu quelques touffes d’herbe à brouter.

- Même l’esplanade n’est pas entretenue. Les prêtresses qui ont pu s’échapper aux exterminations commandées par Théodose se sont repliées dans la montagne, derrière des camps de légionnaires romains.
 

Mon époux est légionnaire dans un de ces camps. Certains de ces soldats sont chrétiens, d’autres ont conservé la foi de leurs ancêtres, mais tous sont restés fidèles au principe de Constantin et de Julien[4] : la religion fait partie du domaine privé de chacun.

Avec l’aide de légionnaires et de paysans[5], les prêtresses ont reconstruit un temple honorant Cybèle. Je vais vous y conduire. Moi-même, encore hier, j’ai été y faire mes dévotions.
C’est à cette occasion que j’ai été prévenue de l’arrivée probable d’un envoyé de Maxime.
Il m’a été facile de vous reconnaître, Monsieur … ?

- Théophile.

- C’est bien cela, Théophile. La description qui m’a été faite était parfaite, et vos baxae reconnaissables. Il fallait tout de même que je m’assure que vous n’étiez pas en réalité un émule de Jean Chrysostome.
Je vous ai suivi depuis le port. Quelle bonne idée d’avoir envoyé un Chrétien ! J’ai apprécié avec quelle habilité vous avez embrouillé les légionnaires de Théodose.
Plus je vous voyais agir, plus j’étais tranquillisé. Par contre, je ne savais pas que vous étiez accompagné.

- Je …

 

[1] Antique cité située à quelques km au sud de l’actuelle Hammamet, Tunisie.

[2] Capoue (Italie)

[3] Asinus en latin. Un rhyton semblable peut être admiré au musée des Beaux Arts de la ville de Paris, Petit Palais. Section : Antiquités des mondes grecs et romains.

[4] Neveu de Constantin. Quand à la mort de Constance, il devint empereur, Julien revint, à titre personnel, au polythéisme, et comme son oncle, il considéra que la religion faisait partie du domaine privé. Conformément à cette éthique, il promulgua un édit de tolérance de toutes les religions de l’Empire.
N’ayant pas, contrairement à son prédécesseur, opté pour le catholicisme, il fut qualifié plus tard d’apostat par les chrétiens.
Comme Marc Aurèle, qu’il admirait, Julien a été un des rares empereurs érudits.

[5] Restés fidèles aux cultes de leurs dieux, ces paysans polythéistes sont qualifiés de païens, dénomination qui est une déformation de « paysans ». Le paganisme restera encore pendant de nombreuses décennies la religion privée des paysans.

 

Fresques

- Vous avez raison, à Éphèse, un couple est plus plausible.
Justement. Regarder. A droite, discrètement, il ne faut pas se faire remarquer. La fresque qui vient d’être démontée représente l’activité qui a fait l’immense renommée de l’Artémiseîon, la fécondité des couples. Le jeune homme nu ailé est un Amour.

- Amour n’est-il pas généralement représenté par un enfant avec un arc et des flèches ? Un jeune homme et cette épée surprennent.

- Pour le traitement de la fécondité, un jeune adulte est indispensable. Vous comprenez ce que cette épée symbolise !

       Théophile, s’apprête à demander des explications, mais se ravise en entendant glousser à côté de lui. Madame Asinius, qui miraculeusement jusqu’à présent se taisait, elle, a compris. Pour Théophile, l’épée de l’Amour fait partie de tous ces mystères qu’il aura à éclaircir à Éphèse.

- Euh ! Oui, bien sûr. L’autre jeune homme qui tient un caducée dans la main droite doit être Hermès, pourquoi tient-il un manteau sur le bras ?

- C’est bien Hermès. Les traitements de la fécondité constituent une source très importante de revenus pour l’Artémiseîon … et pour tous les commerçants et artisans d’Éphèse. Je crois que le caducée indique aussi le sérieux médical du traitement, et son manteau, la protection assurée par les médecins du Sanctuaire. Les femmes qui les entourent et portant le péplos à la mode romaine, sont évidemment les pèlerines.

- Quel est ce personnage assis un peu à l’écart. Au luxe de ses sandales, on peut présumer qu’il dispose de moyens financiers importants.

- C’est le pèlerin, ou plus exactement un époux qui accompagne une pèlerine. Celui qui est heureux que son épouse soit enceinte en quittant Éphèse. C’est aussi celui qui paye[1].
Mais ne restons pas là, il me semble que des Goths nous regardent.

Nous nous demandons tous pourquoi Théodose s’acharne sur Éphèse, une ville qui l’a reçu avec autant de bonté. Regardez cette autre fresque. Elle commémore cette visite. Vous voyez l’empereur et son épouse, Aelia, entourer Cybèle.

- N’est-il pas surprenant qu’un empereur chrétien soit représenté en compagnie d’une déesse païenne, celle qui est l'image trompeuse du démon Artémis.

- Vous remarquerez que les Éphésiens ont eu la courtoisie de l’habiller à la romaine, ses multiples tétons. — Madame Asinius gloussa de nouveau — sont cachés sous un péplos. Mais surtout, sachez Monsieur Théophile, que sous la bienveillante protection de Cybèle, Artémiseîon accueillait toutes les pèlerines, quelque soit leurs religions. Cybèle n’était pas encore ce démon trompeur.
Le premier fils du couple, Arcadius, serait né grâce à un de ces pèlerinages. En remerciement, Théodose aurait choisi Éphèse pour officialiser sa décision de faire d’Arcadius le futur l’empereur d’Orient.

 

Vous le voyez à droite, entre sa mère, Aelia et une Athéna casquée et portant l’égide, son fameux bouclier dont la représentation de la Méduse lui donne l’invincibilité. On m’a dit qu’ici la déesse de la guerre symbolise le constat de séparation de l’empire entre l’Orient et l’Occident. L’Orient pour Arcadius et l’Occident pour Honorius, le deuxième fils de Théodos
Rien sur cette fresque ne laisse envisager la colère de Théodose contre Éphèse.

- En effet.

- Il est probable que nous soyons suivis. Aussitôt que nous aurons quitté Éphèse, nous serons en sécurité. Ne vous inquiétez pas pour nous, mais plutôt pour celui qui nous espionne, s’il va trop loin, nous retrouverons son corps demain, la gorge tranchée. La garde rapprochée du nouvel Artémiseîon est assurée par un régiment de cavalières, des vétéranes mais terriblement efficaces. Même les Goths de Théodose n’osent pas s’aventurer dans les montagnes et les sombres forêts où elles se cachent. Heureusement, leur reine est prévenue de notre arrivée.

 

[1] Cette fresque est actuellement conservée au British Museum. L’interprétation « officielle » est à la fois différente, puritaine et alambiquée.

Poste de garde

         La suite de la traversée d’Éphèse se passe sans encombre. Arrive le moment où il faut sortir de la ville donc subir les contrôles du poste de garde. Ce ne sont pas les Goths de Théodose qui sont en faction, mais des légionnaires classiquement recrutés parmi les différents peuples de l’Empire. Ils attendent patiemment la fin de leur tour de garde, mais ont reçu des consignes.

- Vous êtes trois !

- Si quelqu'un est plus fort qu'un seul, les deux peuvent lui résister, et la corde à trois fils ne se rompt pas facilement.

- Bon, et que transportez-vous ?

- Nos affaires personnelles.

- Voyons. Ouvrez votre sac.

          Du fond, le légionnaire en tire un chapelet.

          Ne manifestant ni trouble ni triomphe, il se contente de le mettre sous les yeux de Théophile, qui ne réagit pas. Avec le même calme, le légionnaire se tourne et montre sa découverte à bout de bras, en direction d’une zone d’ombre. L’avis doit être favorable puisque le chapelet retrouve sa place parmi les effets du lettré.

- Et vous Madame ?

- Le strict nécessaire. J’aurais bien voulu prendre un ciboire en ar …

- Mais Monsieur Asinius vous l’a interdit » coupe Théophile, craignant qu’elle ne se lance de nouveau dans l’énumération de toute la boutique de Pupput.   

          De son côté, la dame à la palla vient de donner un coup de coude à Madame Asinius. Lors d’un contrôle par un poste de garde, moins on en dit, mieux c’est.

- C’est cela, déconseillé. » Enchaîne Madame Asinius.

- Pouvez-vous ouvrir votre sac ? Je voudrais savoir ce qu’est ce strict nécessaire.

         Sans plus d’émotion que quand il avait extrait le chapelet, le soldat plonge ses grosses mains entre les plis d’un chiton de rechange. La fouille doit le satisfaire, il referme le sac.

- Ça va, vous pouvez passer.

         Au moment où le petit groupe traverse la porte de la cité, un autre légionnaire aperçoit les étuis.

- Et ça ? Qu’avez-vous dans ces étuis ? Nous avons ordre de ne laisser sortir aucun écrit, ni papyrus, ni parchemin. Ouvrez ces étuis.

         En obtempérant, Théophile déclare solennellement : « Il y a chez nous de la paille et du fourrage en abondance [1]»

        Un décurion sort de l’ombre où il était resté jusqu’à présent, s’approche et finit le verset de la Genèse :

- « … et aussi de la place pour passer la nuit ». Mais je pense qu’aucun d’entre vous ne souhaite dormir ici.

- Non, mais je reconnais que tu uses de bonté envers nous.

- Penche ta cruche, je te prie, pour que je boive. — répondit seulement le décurion en s’adressant à la femme à la palla— Pourquoi caches-tu ton visage, me prends-tu pour ton ennemi ?[2]   

         La dame abaisse sa palla, ce qui provoque une autre question.

- Te nommes-tu Rebecca, celle à la très belle figure ? [3]

        Coïncidence, elle incline la tête en signe d’assentiment, mais se raidit un peu plus, le soldat parle latin avec un fort accent grec.

        Les Grecs, surtout nouvellement convertis, sont connus pour être les pires fanatiques. Avant que la dame ne réponde, Théophile ajoute en grec :

- Ce n'est pas un bon arbre qui porte un mauvais fruit, ni un mauvais arbre qui porte un bon fruit.[4]. Il y eu un bon Samaritain, pourquoi un Grec ne pourrait-il pas être tolérant ? Peu importe l’arbre, seul le fruit importe.

- J'ai eu soif, et vous m'avez donné à boire[5]. Ne craignez rien, ô gens bien-aimés. Que la paix soit sur vous. Vous êtes en sécurité. Maintenant soyez forts et courageux[6]

Après avoir bu quelques gorgées à la cruche de Rebecca, le décurion Grec, d’un signe de la tête, donne l’ordre de laisser passer le trio et ses ânes.

 

[1] Genèse 24.25

[2] Job 13.24

[3] Allusion à la jeune fille qui propose au serviteur d’Abraham de la paille et du fourrage pour ses chameaux

[4] Luc 6.43

[5]  Mattieu 25.35

[6]  Daniel 10.19

Labyrinthe

       Madame Asinius, libérée de l’angoisse du passage du poste de garde, explose.

- Mais où nous conduisez-vous ? Je veux aller à l’Artémiseîon. Je dois y faire mon pèlerinage. Monsieur Asinius et moi, nous voulons un nouvel enfant, nous voulons une fille.

- Ne vous inquiétez pas Madame Asinius, vous ferez votre pèlerinage, l’Artémiseîon s’est seulement transporté un peu plus loin.

- Monsieur Asinius doit venir me rechercher dans trois semaines, comment va-t-il me retrouver ?

- Nous le préviendrons. Où est-il actuellement ?

- Il a dû reprendre le bateau pour Milet, il a un fournisseur à aller voir.

- Et après ?

- Il doit aller jusqu’à Patara acheter des jolies petites sculptures, une étoile à trois branches et des petits panneaux représentant ce nouveau motif à la mode, un cœur.

- Très bien, de Patara, nous le conduirons à Sardes et de là, il vous rejoindra par la Route Royale.

- Professeur Théophile, vous pouvez abandonner le panier et la balayette. Ils sont inutiles ici et l’odeur naturelle de cette forêt nous suffira !

         Après un long chemin à travers la campagne et les collines surchauffées, au loin, apparaît un camp de légionnaires romains.
Moment d’incertitude.
Guidés par Rebecca, la dame à la palla, ils progressent sereinement.

 

Son époux est justement en faction. Quelques mots sont échangés. Ils peuvent traverser le camp.

         Quelques centaines de mètres plus loin, à l’orée d’un bois à la promesse d’ombre rafraîchissante, leur guide les confie à une cavalière.

 

Révélation pour Théophile, cette femme au visage buriné, Rebecca la présente comme une Amazone. Le moment n’est venu ni aux stupéfactions ni aux interrogations, sans un mot la guerrière leur fait signe de les suivre. Petite, mais juchée sur un grand cheval, elle porte sur les épaules une grande cape grise qui couvre à la fois une partie du dos de sa monture, son casque en cuir est suffisant pour la protéger des branches basses.

           Nouveau cheminement, les ânes derrière le cheval. Celui-ci semble connaître un chemin direct, mais à plusieurs reprises, l’Amazone force les rênes pour l’obliger à tourner soit à droite, soit à gauche, aucune trace de chemin habituel ne doit apparaître. Quand elle se retourne pour vérifier si la petite troupe suit, sa cape s’entrouvre laissant entrevoir le manche de son poignard en bois de poirier incrusté d’obsidienne.

- Le surnom de cette arme mythique est « deux », si une Amazone vous place ce poignard contre la gorge, votre espérance de vie est de moins de deux secondes. » Précise Rebecca avec un ton d’effroi dans la voix, juste avant que, coïncidence, de sous un fourré apparaisse un cadavre à la gorge tranchée.

Un espion trop indiscret ? La réponse reste dans la gorge sans voix de Rebecca.

          La nuit tombe.

          Parfait labyrinthe.

Artémiseîon des paysans

          Le petit groupe débouche enfin dans une clairière, au fond, quelques torches éclairent le porche de ce qui doit être l’Artémiseîon retranché. Les colonnes de pierre ont été remplacées par des troncs d’arbres plus ou moins bien équarris, les dimensions sont plus modestes, mais l’allure générale et les proportions du bâtiment ont été respectées.

         Cycle de l’histoire, le premier temple, celui créé par les Amazones, devait ressembler à celui que Théophile a devant ses yeux.  

         Quant à l’Amazone qui les guide, elle vient de disparaître, sans avoir dit un seul mot pendant tout le trajet. Théophile et Madame Asinius sont de nouveau sur l’esplanade d’un Artémiseîon, seuls. Leurs ânes laissés à brouter, le couple s’avance à pied sous le porche.

          Rapidement plusieurs femmes viennent vers eux.

Madame Asinius en sa qualité de pèlerine est prise en charge par des prêtresses en tunique jaune, teinte au carthame selon ce qu’en sait le jeune lettré qui ne peut pas s’empêcher de raisonner ; et disparaît derrière une tenture.

          Quand il exprime son désir de rencontrer la grande prêtresse, une prêtresse jaune lui signifie que toutes les entu sont occupées et qu’il doit attendre là.

          Il attend, là. Immobile.

          Des prêtresses passent. Elles le regardent avec curiosité ou suspicion ; d’après leurs tenues et leurs coiffes, Théophile en déduit qu’elles occupent des positions plus ou moins élevées dans la hiérarchie des prêtresses.

Aucune ne s’arrête.

          Théophile frémit. Immobile, il attend là et n’ose même pas remuer la tête, et devant ses yeux vient d’apparaître un spectre. Frémissement immobile pour Théophile, et envolée de voiles vaporeux pour le spectre. À l’éclat de la fibule à tête d’épervier qui brille sur la poitrine, le lettré en déduit que cette apparition est une grande prêtresse, vivante ou fantôme. Le sein qu’il devine sous la transparence le fait pencher pour « vivante ». Vivante, mais sans avoir un seul regard pour le savant alexandrin figé au milieu du porche, encore plus figé depuis le vaporeux passage.    

         Théophile continue d’attendre, là.

Un groupe de pèlerins arrive, surtout des femmes, mais aussi quelques hommes.
Ils sont venus par la Route royale, celle qui relie Sus
e[1] à Sardes, capitale de la Lydie, et de là des Amazones les ont escortés jusqu’à l’Artémiseîon des paysans. Comme Madame Asinius, les femmes disparaissent derrière la tenture ; et les hommes, après avoir fait un don et satisfait à quelques obligations administratives, derrière une autre tenture.   

         Théophile attend, là.

Enfin, une prêtresse s’intéresse à lui. Elle semble moins gradée que toutes celles qui ont traversé le vestibule, son seul ornement est une corde de chanvre autour du front. Elle se met bien en face de Théophile et le détaille de la tête aux pieds.

- Bonjour Professeur, vous venez faire vos dévotions à Cybèle !

- Non, je suis chrétien.

- Moi aussi, je suis chrétienne, mon prénom est Ina, diminutif d’Irène, la paix. Á Éphèse nous continuons tous, ou presque, à honorer notre déesse protectrice. La liturgie du Voluptariaseîon a été conservée. Je vous aiderai.

- Je vous remercie, mais je viens au temple juste pour rencontrer une grande prêtresse, une entu, d’après ce que j’ai cru comprendre.

- Je ne suis qu’une humble lesisharitu — Répond-elle, un peu vexée —mais mon art des grandes dévotions, vous verrez Professeur, est du même niveau que celui des autres prêtresses et même qu’une divine entu.  Il faut d’abord que vous passiez par les thermes. Vous me rejoindrez après. Avez-vous versé votre électrum ?

- Non. J’ignorai qu’il fallait payer.

- Toute la liturgie a été conservée, y compris celle de l’électrum. Cette ancienne monnaie alliage d’or et d’argent n’existe pratiquement plus qu’au sein du temple, un tremissis, un tiers de solidus[2] de Constantin, béni soit son nom, fera l’affaire. Bien entendu, vous pouvez donner davantage, le temple accepte tous les dons.

Comme la divine entu comptable est absente, écrivez vous-même votre nom sur le registre. Bien qu’elles se soient repliées ici, les prêtresses conservent le souci d’une administration rigoureuse.

Vous avez une belle écriture Professeur. Vous vous appelez Théophile. Aimé de Dieu. L’amour des dieux se conjugue encore mieux à deux. À tout de suite, Professeur.

 

[1] Suse : antique cité fondée au point de passage qui relie la vallée du Tigre au plateau persan. Ses ruines la situent au Sud-Ouest de l’Iran actuel. Elle est mentionnée à plusieurs reprises dans la Bible et le prophète Daniel y aurait son tombeau.

[2] Monnaie émise par l’empereur Constantin 1er. Considérée comme stable, « solide », le solidus a donné le sol, puis le sous.

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